Vertus et « vices » des secrets partagés entre professionnels (Chapitre 4)
Dans les trois chapitres précédents, nous avons introduit le nouvel acronyme GAPP, pour Gestes d’Ajustements, Professionnels et Partagés. Nous avons établi un parallèle avec les secrets professionnels partagés, puis discuté les notions de geste professionnel et d’ajustement.
Dans ce chapitre, nous abordons ce qui se joue quand des professionnels se réunissent en Groupes d’Analyse des Pratiques Professionnelles. Ils partagent des informations qui portent sur eux-mêmes, leurs comportements et leurs ressentis. Nous évoquerons les dimensions positives de ces “secrets partagés” mais aussi les risques de la démarche.
Une démarche aux résultats imprévisibles
Comme l’indique le guide pratique de l’APP, le GAPP est une instance « vivante » dont les effets ne sont pas prévisibles. Difficile de mesurer l’impact, que ce soit pour les professionnels réunis, le groupe constitué, l’institution et ses représentants, et indirectement pour les usagers, les patients ou résidents . Cette incertitude est inscrite dans le but même d’un dispositif d’APP qui accueille ce qui se présente, ici et maintenant, dans les règles de non jugement et de bienveillance. Catherine Farzat souligne que chaque participant qui s’expose en prenant la parole mérite ce respect. Elle précise : « Savoir partager ses incertitudes, ses maladresses, est gage de professionnalisme. »
Une définition aux nombreuses nuances
« Partagé » est le participe passé du verbe « partager » dont le CNTRL[1] décline plusieurs sens. Nous retenons les deux types d’emplois en mode transitif suivants :
- Quelqu’un partage quelque chose (avec quelqu’un d’autre)
- Quelqu’un partage avec quelqu’un d’autre
Selon les cas, ce qui est partagé peut être concret ou abstrait.
Participer ensemble
Ainsi, « avoir part (à quelque chose) en même temps que ou au même titre que d’autres. » renvoie à la disposition égalitaire et transparente qui ressort de l’exercice des GAPP. Ce qui est dit l’est devant tous les participants, dont la présence dans le groupe s’érige en statut commun, au-delà des titres et fonctions exercés par ailleurs. D’où l’importance d’avoir une composition du groupe réfléchie dans le sens de cette homogénéité. Par exemple, on s’interroge souvent pour savoir où commence et où s’arrête l’équipe éducative ? Selon nous, elle regroupe toutes celles et ceux qui ont à communiquer. « Faire part », échanger des informations entre collègues concernés par les situations traitées, mais aussi « Donner une part (de ce qu’on possède à quelqu’un) ». En effet, chacun détient une partie du puzzle qui va contribuer à la vision globale. même s’il ne s’agit pas systématiquement de “secrets”.
A contrario, au sens de « Diviser en partis opposés, voire hostiles (une société, un peuple, un groupe) », partager peut souligner les lignes de tension et les points d’opposition entre des visions et des appréciations contraires. Dans ce cas, le verbe serait utilisé au participe présent « partageant ». Il pourrait souligner que les GAPP ne sont pas toujours des instances consensuelles.
Porter ensemble
Dans le sens de « Prendre part à ; posséder en commun avec quelqu’un », nous entendons posséder ensemble une responsabilité. Etre impliqués du fait de détenir une certaine information, surtout si c’est un secret, ou un aveu, en tous cas une information délivrée sous le sceau de la confidence. Cette implication peut s’entendre comme une complicité dans le cas de gestes professionnels inappropriés… C’est toute la question de l’ajustement que nous abordons sur ces différents chapitres : Qui juge du caractère adapté ou acceptable ? que faire par exemple en cas de partage de comportements avérés de maltraitance ?
Enfin, « S’associer en pensée à, s’intéresser à (une situation joyeuse ou douloureuse de quelqu’un ») ou « Avoir les mêmes sentiments que quelqu’un » renvoient aux processus d’empathie solidaire entre collègues… qui se rapprochent du sens d’« Avoir les mêmes opinions que quelqu’un ». Une harmonisation des points de vue qui pourrait cependant s’apparenter à une tentative de normalisation selon les injonctions en vigueur. C’est ce que questionne Maëla Paul qui s’interroge sur l’injonction à la réflexivité[2] .
Les limites de l’empathie
En lien avec l’émission de France inter réalisée par Estelle GAPP[3] et dont l’invitée était Pascale Brillon[4] , nous pouvons nous interroger sur ce que sollicite le partage : la sympathie ou l’empathie ? sans doute les deux et ça permet de réfléchir aux limites et aux risques… Mais aussi au bénéfice du GAPP en termes de déculpabilisation par la distanciation.
En effet, la psychologue québécoise s’adresse à tous les professionnels, notamment ceux qui ont « l’empathie dans (leur) code de déontologie ». Elle invite à la vigilance du glissement de l’empathie vers la sympathie, c’est-à-dire aux risques d’identification qui peuvent entraîner des souffrances par procuration. Attention aussi aux menaces pour l’égo professionnel, face à la difficulté (très française ?) d’accepter sa vulnérabilité et de penser qu’elle peut altérer sa compétence. Quand les frontières sont devenues poreuses entre les difficultés des personnes accueillies et celles des professionnels, on risque de ne plus trouver de sens à son métier d’accompagnant.
Que ce soit ce qui est directement partagé pendant le GAPP ou ce qui est relaté, les participants peuvent être exposés à des « blessures morales ». Assister à des choses qui vont à l’encontre de leurs valeurs profondes, et s’en vouloir. Se sentir complices, avoir le sentiment de se trahir en maintenant un système dans lequel ils ne croient pas ou plus. Ainsi, l’exemple des soignants qui doivent faire des priorités entre les malades pour pallier les insuffisances générales du système hospitalier.
Un questionnement qui demeure multiple
Notre propos, comme évoqué au premier chapitre, n’est pas de définir ni de conclure mais de donner des repères pour ouvrir le débat.
Ainsi, les principales questions qui demeurent sont les suivantes :
- En GAPP, on évoque nos gestes, voire nos secrets professionnels. On partage la façon dont on les a ajustés. Mais derrière ces « on », qui prend quelle part de responsabilité ?
- Qu’est-ce qu’on partage : des infos, des confidences, des secrets, des aveux ?
- Qui partage ? tous ? ceux qui n’ont rien à se reprocher ? les « coupables » pour se décharger sur les autres (savoir implique…)
- Pourquoi partager ? qui le souhaite et pourquoi ? qui le demande ?
- Quelles conséquences entrainent le partage ? la complicité ? la dissimulation collective ? la déresponsabilisation individuelle ? la mise à nu, l’impossible retour en arrière en termes notamment de représentations portées sur les collègues dévoilés ?
- Quels risques pour la hiérarchie, pour l’employeur ? l’institution ? la banalisation ? la « fraude » partagée ? la maltraitance assumée ?
Du GAPP aux GOPP
Pour rester sur une approche ludique, nous proposons maintenant un nouvel acronyme : Les GOPP : Groupes d’Observation Professionnelle Participante. Nous faisons ainsi écho aux propos de Loser (2018)[5] qui s’intéresse à la posture de chercheur•e engagé•e dans un processus d’observation participante. C’est selon lui une méthode « propice à penser ce que signifie un agir incarné inhérent à une immersion sur le terrain, prisme aux multiples facettes qui (…) concerne autant la recherche que l’intervention sociale ».
Nous considérons nous-aussi les GAPP au carrefour de ces deux champs d’action et de réflexion. Ils permettent une expérience partagée dans un cadre sécurisé qui favorise une distanciation vis-à-vis de sa pratique et notamment de ses interactions et leurs impacts émotionnels. Les GAPP invitent en effet à « parler de soi », non pas au sens narcissique de se choisir comme sujet de conversation, en l’occurrence objet de réflexion. L’origine de la parole s’ancre dans ce que l’on est et vit, point de départ incontournable. Il est important de le repérer si l’on ne veut pas risquer de tomber, inconsciemment, dans le piège autocentré. Plus largement, dans la confrontation de ses différents « soi » agissant, s’engage au fil des séances un véritable questionnement méta sur les métiers et leurs évolutions.
De soi vers les compétences…
Nous décrivons une double démarche. D’une part travailler le factuel et l’émotionnel observables sur le terrain. De l’autre, élaborer une approche éthique adaptée aux évolutions des contextes et des publics. Nous rejoignons ainsi les travaux d’Elodie Herquel sur ce qu’elle nomme « compétence de soi »[6] . Elle a établi tout un référentiel, comme on le fait pour un métier.
Son approche fera l’objet de notre prochain chapitre où nous aborderons ce que renvoient les gestes professionnels, secrets ou pas, leurs ajustements et leurs partages en termes de compétences.
Thierry MULIN – Formateur, Coach, Animateur GAPP/Régulation, Conférencier
SOMMAIRE
[2] Extrait de “Une société d’accompagnement – Guides, mentors, conseillers, coaches : comment en est-on arrivé là ?“, Maela PAUL (2021), Editions Raison et Passions (Dijon)
[3] Ça ne s’invente pas !
[4] Pascale Brillon : comment prendre soin de ceux qui prennent soin ?
[5] LOSER, Francis. La posture professionnelle et la réflexivité en travail social envisagées sous l’angle ethnographique et esthétique In : Enquêter, former, publier au cœur de la cité . Genève : Éditions ies, 2018 (généré le 01 mars 2024). ISBN : 978-2-88224-136-8.