Petite enfance : Des compétences d’animateur de séances d’analyse des pratiques professionnelles
Regards croisés entre droit et pratique sur l’arrêté du 29 juillet 2022 relatif aux professionnels de l’analyse des pratiques professionnelles (APP) autorisés à intervenir dans les services de la petite enfance.
Shirley LETURCQ : L’adoption d’un premier texte encadrant l’exercice d’une profession est toujours un moment sensible pour le praticien et le juriste. Avocate au Barreau de Marseille, spécialisée en droit public, c’est en cette qualité que je choisis d’apporter un éclairage sur le décret récemment paru, en juillet dernier, concernant les intervenants en analyse des pratiques dans le secteur de la petite enfance.
Or, mon expertise juridique ne suffisait pas à épuiser le sujet, j’ai donc sollicité très naturellement Anne CHIMCHIRIAN, intervenante expérimentée depuis 2006 et surtout formatrice et superviseur d’intervenants en analyse des pratiques.
Le droit dans le secteur de la petite enfance
Le décret du 30 aout 2021 rend obligatoire l’analyse des pratiques professionnelles dans le secteur de la petite enfance. Il renvoie à un arrêté ultérieur pour la définition des professionnels habilités à y procéder.
L’article 7 de l’arrêté du 29 juillet 2022 fixe la liste des professionnels de l’analyse des pratiques professionnelles susceptibles d’intervenir en application de l’article R. 2324-37 du code de la santé publique. Cette disposition rappelle un préalable et fixe deux conditions.
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Le préalable déontologique
La personne qui anime les séances d’analyse des pratiques professionnelles n’appartient pas à l’équipe d’encadrement des enfants de l’établissement et n’a pas de lien hiérarchique avec ses membres.
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Les conditions cumulatives fixées par l’arrêté :
1° L’animateur des séances d’analyse des pratiques professionnelles dispose d’une expérience professionnelle continue ou discontinue de 5 ans :
- au sein d’un service ou établissement d’accueil du jeune enfant ; ou
- d’animation de séances d’analyse des pratiques professionnelles ;
2° L’animateur des séances d’analyse des pratiques professionnelles est titulaire de l’une des qualifications suivantes :
- un diplôme de psychiatrie, de psychologie, de psycho-sociologie au minimum de niveau 5 (anciennement III) ;
- un titre ou diplôme inscrit au répertoire national des certifications professionnelles attestant de compétences permettant d’exercer les fonctions d’animateur des séances d’analyse des pratiques professionnelles ;
- un master II de sciences de l’éducation ;
- un diplôme d’Etat d’éducateur de jeunes enfants ;
- un diplôme d’Etat de psychomotricien ;
- un diplôme de puériculture.
A priori, la liste des personnes habilitées à animer des séances d’analyse des pratiques professionnelles dans le secteur de la petite enfance semble donc limitative, et relativement restreinte. En effet, la condition relative à la qualification peut paradoxalement conduire à exclure des professionnels dont c’est le métier depuis longtemps, dès lors qu’ils n’ont pas les titres ou diplômes exigés par l’arrêté.
Si les diplômes sont clairement visés et fréquemment délivrés par l’Etat, il en va différemment des « titres inscrits au RNCP (Répertoire National des Certifications Professionnelles) attestant de compétences permettant d’exercer les fonctions d’animateur des séances d’analyse des pratiques professionnelles ».
A ma connaissance, à ce jour, aucun titre n’est inscrit au RNCP attestant de ces compétences pour animer des séances d’APP.
En effet, après recherche, il n’existe à ce jour aucun organisme de formation ayant obtenu un titre inscrit au RNCP relatif aux compétences d’animation de séances d’Analyse de pratiques. En conséquence, ici et maintenant, sans les diplômes précités, il ne semble pas possible au sens du décret d’animer des séances d’APP dans le secteur de la petite enfance.
Toutefois il existe des formations certifiantes relatives à l’APP dans le cadre du RS (Répertoire spécifique). Précisément le RS est un répertoire secondaire qui a vocation à recenser les certifications complémentaires aux certifications professionnelles existantes (titre, diplôme, ou certificat de qualification professionnelles ) – lesquelles sont inscrites au RNCP.
Cet objet résulte de l’article L.6113-6 du code du travail, aux termes duquel “sont enregistrées [dans] un répertoire spécifique […] les certifications et habilitations correspondant à des compétences professionnelles complémentaires aux certifications professionnelles”.
Ces formations certifiantes au RS ne permettent pas de remplir les conditions de l’arrêté. Cette restriction a-t-elle un impact sur les intervenants et les structures ?
De l’impact de cette restriction dans le secteur de la petite enfance
Tournons-nous vers l’intervenante APP, formatrice et superviseur de ces mêmes professionnels.
Shirley LETURCQ : Avez-vous pu constater les premiers effets sur le terrain de cette réglementation ?
Anne CHIMCHIRIAN : Etant en lien avec plusieurs directions de structures de petite enfance, j’ai noté une diversité dans la réaction de ces dernières.
- Une majorité des directions discute entre elles et est en train d’envisager de se mettre “ dans les clous” les mois qui viennent en recherchant de la justesse entre loi, faisabilité et sens.
- Il y a ensuite une partie des directions qui face à l’offre d’intervention n’arrive pas à respecter l’arrêté car le nombre d’animateurs APP disponibles est trop faible voire inexistant. S’ajoute la problématique des disparités de secteurs géographiques creusant la différence entre urbain et rural notamment; conduisant parfois les directions à ne pouvoir assumer l’enveloppe des frais de déplacements demandés par l’animateur qui accepte pourtant de faire de nombreux kilomètres pour 1h30 à 2h avec l’équipe en soirée.
- J’ai aussi pu constater qu’une minorité des directions, ont, à mon sens, sur-réagi à la parution du décret en cherchant à mettre rapidement en conformité les interventions APP dans leur structure (exigence de diplômes et justificatifs d’expériences auprès des animateurs, fin d’intervention malgré les conventions en cours si les animateurs n’entraient pas dans le profil de l’arrêté, alors même que le travail se passait semble t il avec sens pour les équipes). Cette sur-réaction m’a profondément interrogé. Je ne suis pas sûre, dans ce cas là, que la loi soit, vue avec suffisamment de discernement. Si le texte a été rédigé dans un esprit de sécuriser ce type d’interventions, il me paraît interrogeant que des conventions soient stoppées nets pour des règlementations naissantes. C’est mon avis, il est un avis de spécialiste en APP, il est donc un avis technique, et j’ai bien conscience qu’il ne peut primer sur une obligation légale et réglementaire.
Une réponse qualitative
Enfin, il y a des directions qui ont choisi de prioriser le sens et la qualité du travail constaté entre animateur APP et équipe. Ces directions mettent en avant également qu’elles ont eu des difficultés avant de “ tomber sur un bon animateur APP” et qu’elles ne vont pas changer même si ce dernier n’entre pas, à ce jour, dans les conditions du décret. A cela s’ajoute une variable pragmatique : le réel choix des structures en termes d’intervenants APP. En effet, si l’on tient compte de l’obligation des APP dans ce secteur et de l’étroitesse du profil accepté selon le décret pour animer ces séances, je ne pense pas possible que l’offre puisse répondre à la demande. Je rajoute à cela, par expérience, que les séances d’Analyse des pratiques dans ce secteur se tiennent principalement en fin de journée, souvent entre 18h30 et 20h30 ; ce qui réduit d’autant plus le nombre d’intervenants susceptibles de répondre à la demande du fait de cette contrainte sérieuse (travailler en soirée).
L’avenir de l’analyse des pratiques en structures petite enfance
Shirley LETURCQ : Cette liste exhaustive de diplômes, principe déontologique et critères d’expériences cités dans le décret de juillet 2022, constituent-ils un frein au développement de l’APP ? Selon vous, de quelle manière ?
Anne CHIMCHIRIAN : Je vais me montrer assez pointilleuse pour répondre à cette question. Globalement je considère que soutenir ces interventions spécifiques que sont les APP, dans un secteur aussi important humainement que la Petite Enfance est une réelle évolution. En effet, il était temps que ces dispositifs techniques d’accompagnement d’équipes soient reconnus et encadrés afin d’éviter certaines dérives. Pour autant, mis à part le principe déontologique de non appartenance à la hiérarchie avec lequel je suis en plein accord, j’émets des réserves pour les autres critères cités dans ce décret.
Diplômes et limites
- La liste des diplômes attire fortement mon attention. Je comprends dans ce décret que les diplômes cités donneraient des équivalences en termes de compétences pour animer des séances d’APP. Étant formatrice et superviseur d’intervenants APP, je peux clairement vous assurer que non, ce n’est pas le cas. Et je réaffirme ma réponse négative concernant absolument tous les diplômes cités : « psy… », « puer », « EJE » et « détenteur d’une maîtrise en sciences de l’éducation ». Ce sont des diplômes d’origine qui, il est vrai, présentent des avantages car certains bagages pourront servir d’appui dans l’animation des séances. Et ce sont aussi des diplômes qui présentent des limites, notamment un risque accru de glissements de cadre. Etant formatrice, c’est un phénomène que je vois régulièrement. La première qui me vient d’ailleurs c’est qu’en étant “psy”, et je suis bien placée pour le dire ( puisque je le suis : sourire), le risque de glissement vers de la Supervision et l’Étude de situation est majoré. Or, Supervision et Études de situations, tout comme Régulation d’équipe ou Analyse institutionnelle ne sont pas de l’APP.
Diplôme et motivation
- Cette liste de diplômes cités, à mon sens, risque de casser les élans de formation des futurs animateurs en analyse des pratiques, au lieu de les encourager à aller s’outiller techniquement pour l’animation de ces séances spécifiques. Et là clairement, pour avoir effectué plus de 200 contrats d’APP auprès d’équipes, je peux vous garantir que les retours de groupes animés sont unanimes : un intervenant APP qui n’est pas clair dans la définition du dispositif, qui ne tient pas son cadre, et qui n’a pas de techniques de relance ou de recadrage fiable, se repère tout de suite. Aujourd’hui, les équipes sont exigeantes car elles sont pressurisées par le temps et de fortes exigences qualité. Je ne pense pas qu’il soit stratégique de considérer que le diplôme d’un métier serve à en réaliser un autre. Je crains que l’Etat considère qu’animer des séances d’APP soient une formalité pour certains profils alors que selon mon point de vue de spécialiste, il s’agit réellement d’un métier à part entière.
Connaissance et animation
- Exiger une expérience en petite enfance de la part des intervenants APP est intéressant. Pour autant faire de cette variable un critère exclusif me parait limitant et dommageable. En effet, bien que cela puisse surprendre, je ne considère pas que la connaissance d’un secteur soit une condition sine qua non pour y animer des séances d’APP. Je suis moi-même intervenue, dans ma carrière dans plusieurs secteurs où je n’en avais pas d’expérience antérieure : EHPAD, IME, PJJ, FAM, Associations sportives…Le recul sur l’expérience me conduit à dire aujourd’hui que cela m’a obligé à davantage écouter les équipes pour “entendre” les spécificités de leur secteur puisque je ne pouvais pas m’appuyer sur ma propre connaissance. Aussi, j’accompagne dans la durée de nombreux stagiaires et je sais qu’eux-aussi débutent souvent leurs 1ers contrats dans des secteurs qui leur sont, pour la plupart, nouveaux.
Pour aller plus loin
Shirley LETURCQ : Voyez-vous des éventuels risques à ce décret ?
Anne CHIMCHIRIAN : je le redis, je considère que soutenir et encadrer la réalisation de ces dispositifs spécifiques que sont les APP dans le secteur de la Petite Enfance est une évolution positive. Et oui, pour autant, en tant que formatrice et superviseur d’intervenants en APP, je vois des risques à ce décret.
Une mise en difficultés des animateurs
- éjecter de très bons éléments : je pense à tous ces animateurs APP qui, à ce jour, puisque ne détenant pas les diplômes cités dans l’arrêté, sont littéralement exclus du circuit alors qu’ils animent des séances d’APP en petite enfance depuis parfois 10 ans et sont recommandés !
- mettre en difficultés des professionnels se lançant dans l’animation d’APP, qui bien qu’entrant dans les conditions de l’arrêté ne se sentent pas pour autant suffisamment outillé et légitime dans la structuration de leurs séances. Le manque de formation spécifique à l’animation de ces dispositifs techniques risque de desservir l’institution.
Un opportunisme risqué
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- favoriser l’opportunisme dans le mauvais sens du terme. En effet, mener des séances d’APP est un exercice technique et engagé nécessitant la capacité à être au clair en termes de cadre conceptuel, à tenir avec cohérence et leadership la séance et à détenir une méthodologie d’intervention favorisant la posture réflexive et les compétences d’élaboration des professionnels présents. Je constate systématiquement que les professionnels ont maturé en filigrane de leur parcours professionnel, le projet de devenir animateur en APP. Souvent ils ont été des participants de séances d’ APP et ils ont “vu” la portée de l’outil. Ce sont quasi systématiquement des expériences professionnelles fortes, une envie de rester engagé dans des secteurs de prédilection et un réel élan compassionnel à soutenir l’humain qui les poussent à construire ce projet de devenir intervenant en Analyse des Pratiques, sérieusement et avec humilité. Alors oui clairement pour moi, le risque de ce décret est de favoriser l’opportunisme plutôt que la vocation.
Une gestion impossible
- un risque que je vois aussi concernant cet arrêté est de mettre les directions dans une situation impossible. Je le redis, je ne pense pas que le secteur de la petite enfance, pourra répondre à l’ensemble de ses besoins avec un arrêté aussi drastique en termes de conditions.
Nos conclusions sur le décret
Shirley LETURCQ : Quelques mots en conclusion ? ou conseils ?
Anne CHIMCHIRIAN : Cet arrêté encadrant les APP dans la petite enfance paraît être le prémice à l’extension d’une législation vers d’autres secteurs. Pour ma part, je vais continuer de suivre dans les mois qui viennent de très près les évolutions et aménagements des APP dans ce secteur spécifique qu’est la petite enfance afin de connaitre la réelle application de l’arrêté.
Je souhaiterais terminer cet interview en disant que la loi initie, certes, un mouvement au travers de ce texte. Et je crois, en tant qu’animatrice APP, à nos valeurs professionnelles de recherche de sens, d’éthique et de discernement. Je pense que nous sommes à un tournant et que tout reste à construire. Alors j’encourage tous les animateurs APP, expérimentés comme novices, à oser défendre avec affirmation de soi leurs compétences auprès des directions de la Petite Enfance et à rester centré sur les besoins des équipes. A nous de rester acteurs de l’expérience pour contribuer à mettre en adéquation les textes et le terrain.
Un interview et article de :
Shirley LETURCQ, avocate – En savoir plus… & Anne CHIMCHIRIAN, formatrice et superviseur d’Animateurs APP – En savoir plus…
Crédit photo : PxHere
- Shirley LETURCQ, - Anne CHIMCHIRIAN
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