Équipes en tensions : quelle APP pour transformer les violences en capacité de coopérer ?
Animer une analyse de la pratique professionnelle dans une équipe en tension est un métier exigeant : il faut pouvoir garantir à chacun un niveau de sécurité suffisant pour lui permettre d’être en contact avec lui-même, dans un niveau de confiance tel qu’il s’autorise à tomber le masque psychologique et le cas échéant à se décoller de son « faux-self » pour pouvoir parler vrai, se reconnecter à soi, aux autres, à la réalité, et aborder les sujets qui fâchent.
Les espaces et les temps de parole que je crée, principalement auprès de soignants et de travailleurs sociaux, sont propices à l’expression de ce que les professionnels ont réellement sur le cœur. Mais loin d’être de simples déversoirs de sentiments, il s’agit d’apprendre à surmonter ensemble ce qui peut faire obstacle à la résolution en intelligence collective des problèmes auxquels les équipes font face : l’incommunication, la défiance, l’isolement, les préjugés, le rejet…
Car aujourd’hui, l’intelligence des pratiques, la montée en compétences et l’épanouissement individuel ne peuvent plus faire l’économie d’un travail en profondeur de rétablissement de la coopération, du faire ensemble. Tout l’art de l’animation d’analyses des pratiques est de pouvoir créer un cadre suffisamment solide pour permettre d’apprendre à plonger ensemble dans le chaudron des sentiments négatifs, dont seule la possibilité d’expression permet de transformer les tensions en forces réconciliatrices et (re)constructrices avec soi, les autres et la réalité.
C’est d’abord par un long travail personnel – depuis des années en formation à la Thérapie sociale TST, puis en supervision – de reconnaissance de mes propres vulnérabilités (ma peur du jugement par exemple) que je peux écouter chacun dans la valorisation, l’amour et l’humilité. En connaissant mes failles, en ne me laissant plus manipuler par elles, je ne suis plus tenté de juger les autres : lorsque j’invite ces derniers à exprimer leurs doutes, leurs craintes et leurs soupçons devant le groupe, je les aide à tomber le masque en sécurité.
C’est ainsi que dans le cadre de mes interventions auprès d’équipes en tension, sujette à des violences – souvent subtiles – de manipulations, d’humiliation, de culpabilisation, d’abandon ou de rejet, la parole vraie peut se libérer :
« Je me sens harcelé, jugé, j’ai peur d’être le bouc-émissaire du service, le souffre-douleur » pourra dire l’un des participants, en situation d’insécurité dans son service lié à la précarité de son poste.
« Mais tu nous parles comme de la merde, je ne comprends pas pourquoi tu nous agresses de la sorte, ça ne changera jamais », pourra par exemple lui répondre un autre avec lequel il est en conflit violent depuis des mois, créant dans l’équipe un climat exécrable et délétère.
Pour pouvoir être regardée, la violence est ici accueillie, mais le cadre sécurisant permet une première transformation : les ressentiments qui existent depuis des mois sous l’empire de la peur se muent en tristesse, souvent partagée par toute l’équipe, et que chacun est alors libre d’exprimer : « Je suis triste et angoissé. Ça ne me plaît pas tout ça. J’aimerais qu’il y ait une bonne ambiance. Il faut qu’on trouve des solutions, sinon on va tous se bouffer ».
Viennent parfois les pleurs, qui désarment et libèrent l’empathie de chacun.
Les rencontres en face à face, deux par deux, vont permettre de calmer les peurs dans le groupe, et donc les violences. Qu’est-ce qui te manque en moi ? Qu’est-ce qui te fait peur en moi ? Qu’est-ce que tu vois en moi maintenant ? Parce que ces trois questions peuvent être posées successivement et réciproquement à l’un par l’autre en confidentialité, il se crée entre les protagonistes une fraternité dans la souffrance enfin reconnue mutuellement et qui peu à peu transforme les tensions en capacité du groupe à dialoguer, à s’expliquer, à se comprendre, à entrer dans un conflit constructif.
Vient le temps de la prise de conscience, du processus de transformation de la victimisation en responsabilisation. L’un peut alors reconnaître : « Le climat de tension ces derniers mois et le fait de ne pas maîtriser la situation a eu un effet boule de neige. J’ai mal interprété des mots. Tout est allé trop vite. Je l’ai trop pris à cœur. » Et l’autre de lui répondre : « J’étais chamboulé. On m’avait annoncé mon changement de poste du jour au lendemain, j’ai été pris d’angoisse. Je voulais m’assurer que je pourrais reprendre mon poste précédent (celui qu’occupe la personne qui se sent harcelée) et j’ai été maladroit. » Et un autre d’ajouter : « Nos responsables devraient être plus rassurants dans les informations qu’ils nous donnent, et mieux savoir nous faire entrer en dialogue ».
Bien que des réconciliations aient lieu, l’équipe n’a pas cet objectif de se réconcilier, mais d’explorer par elle-même et en intelligence collective des solutions de transformation pour pouvoir prévenir les tensions. Par exemple une équipe pourra terminer un cycle de cinq séances de trois heures par des recommandations à sa direction. Plusieurs points pourront alors être listés, comme par exemple celui-ci : « Nous demandons davantage de considération et d’impartialité en s’assurant que les salariés soient psychologiquement prêts à accueillir certaines informations, notamment sur les changements de poste, en tenant compte des réactions légitimes relatives à des bouleversements de vie ». Tout en reconnaissant et rappelant sa part de responsabilité : « Nous prenons conscience que chacun dans l’équipe est en partie responsable, à son niveau, de la cohésion de l’équipe, et combien il est important de pouvoir se parler en cas de problème avec les personnes concernées, avant que les choses ne s’enveniment, et autant que possible en présence du chef ».
Dans certaines analyses de pratiques, l’équipe estime intéressant, après les premières séances, d’inviter par exemple le chef de service dans une ou plusieurs séances spéciales. Après un nouveau travail pour calmer les peurs dans le groupe, nous pouvons alors visiter les obstacles à la coopération avec la hiérarchie. Là non plus, l’objectif n’est pas la réconciliation, mais la recherche collective de solutions après en avoir surmonté les empêchements émotionnels et relationnels. Dépassant les ressentiments stériles et les intentions personnelles parfois violentes, les participants mettent à jour le plus souvent des besoins de considération et de reconnaissance, ou bien encore l’organisation de réunions de service plus « ouvertes » pour accueillir au fil de l’eau les problèmes qui se présentent. A l’issue de ces séances, je suis toujours surpris par le soulagement et la satisfaction qui émanent du chef de service, qui craignait d’être mis sur le gril, et découvre tout heureux combien chacun sait reconnaître et exercer ses responsabilités dès lors qu’un cadre spécifique est installé qui lui permet d’être entendu et reconnu.
Ainsi, le travail de transformation des tensions en capacités de coopération que je propose en tant qu’intervenant en Thérapie sociale TST s’avère d’autant plus passionnant qu’il peut être réalisé entre différents niveaux hiérarchiques, et donc en présence des différents niveaux de responsabilités. C’est un nouvel horizon pour des analyses de pratiques visant à déboucher sur des transformations concrètes dans l’institution, au bénéfice de tous et de chacun.
Yves Lusson, intervenant en Thérapie sociale TST
Illustration Sophie Vaupré
Pour en savoir + sur l’analyse des pratiques avec l’approche de la Thérapie sociale TST, voir la présentation écrite par trois de mes pairs, Perrine Lebourdais, Pascale Hauet et Jérôme Voisin.
- Yves Lusson
- ylusson@gmail.com
Equipe en tension thérapie sociale rétablissement de la coopération