Du besoin de parler au désir de bien dire
La joie comme produit du travail de supervision
Dans l’éducation spécialisée, le désir d’accompagner des jeunes en situation de souffrance psychique n’est pas toujours au rendez-vous. Il peut se tarir, s’émousser, voire disparaitre. Pourtant, le métier demande d’y mettre du sien pour reprendre le mot de Lacan1 qui nous invite aussi à “ne pas reculer devant la psychose2 “.
Si la question de son propre désir concerne d’abord l’éducateur, le discours de l’institution nous semble impliqué dans la mobilisation du désir en jeu dans le travail. Cette implication se diffuse par l’entremise des temps de supervision.
La supervision est une conversation dans laquelle chacun peut témoigner d’actes qui les dépassent et, en cela, elle répond au besoin de parler souvent exprimé par les équipes éducatives. Néanmoins, elle n’a pas pour visée leur mieux-être ni le déploiement des revendications hystériques pouvant constituer l’Autre comme maître. Ce n’est pas non plus la cure analytique d’un groupe ou des sujets pris au un par un dans ce groupe, ni une leçon de théorie psychanalytique au cours de laquelle un savoir général serait appliqué à une situation particulière.
La supervision vise à permettre aux professionnels de s’enseigner des sujets auxquels ils ont à faire afin de leur permettre de traiter ce qui leur arrive.
Le travail de supervision permet de repérer la logique du sujet – l’Autre auquel il a à faire, l’objet qui le commande, son économie de jouissance – et donne l’opportunité de saisir par où chaque intervenant peut se faire partenaire du sujet pour le soutenir dans son travail d’élaboration. Cela nécessite de reconnaître le symptôme, à la fois comme défense et comme ce qui sert à la jouissance du sujet.
En effet, il y a dans ce que présentent certains sujets des éléments qui démontrent qu’ils sont au travail de quelque chose qui les concerne au plus haut point. Au fond, la solution est déjà en partie présente dans la difficulté qu’ils posent. Pour l’éducateur, repérer ces éléments et en déduire une logique clinique est déterminant dans la mise en œuvre du projet d’accueil. Repérer cette logique est un travail exigeant qui demande à chacun précision et rigueur, notamment dans le recueil de ce qui est dit, de la langue qui est la leur, tout autant que dans la description des mouvements des corps en présence, des répétitions observées qui sont autant de détails qui scandent l’espace et le temps de l’institution.
Au fil du travail clinique, une logique se dessine et quand elle émerge de la gangue de la réalité, quand ce qui était confus, opaque, hors-sens fait place à quelque chose qui s’articule de manière logique, une certaine joie dans le travail se fait ressentir. Le caractère efficient du repérage des “divins détails” à partir du glanage des signifiants pris dans le sillage d’un sujet encourage un vivifiant “tu peux savoir !”. L’éternelle répétition des “comportements problématiques” s’éclaire alors d’un jour nouveau à la faveur d’indices qui dessinent la solution sinthomatique du sujet en tant que réponse au réel auquel il a à faire. Le partage du quotidien se trouve alors considérablement enrichi d’une boussole clinique élaborée en équipe à partir des éléments recueillis, éléments qui viendront dessiner les coordonnées du sujet. Cette découverte n’est pas sans conséquence sur le désir d’en savoir davantage à propos des phénomènes à l’œuvre : elle donne envie.
Dès lors, la pratique s’imprègne de cette exigence et tend à délester chacun de sa petite jouissance du bla-bla pour se mettre à la tâche de bien dire et de témoigner précisément de sa rencontre avec un sujet. Le besoin de parler peut alors se muer en désir de bien dire.
À partir de cette orientation sur le réel, chaque éducateur peut se mettre à faire bon accueil aux modes de jouissance d’un sujet et à l’usage qu’il fait de son symptôme. Chacun peut calculer comment se régler, dans son mode de présence et d’intervention, pour répondre de façon la plus ajustée à ce qui arrive aux jeunes. À l’école du sujet, au plus près de ses dires et de ses gestes, l’éducateur peut trouver à s’orienter d’un savoir “déjà là”, à la condition de se mettre à la tâche de ne pas comprendre trop vite et de résister à la tentation de vouloir le bien du sujet. Avec Lacan, on s’éloigne ainsi de l’idée qui consisterait à penser la psychose en termes de déficit et qu’il y aurait quelque chose à donner à ces sujets en difficulté. Alors que pour le névrosé le manque fonctionne car installé au cœur de l’expérience de la vie, pour le psychotique, il est pour ainsi dire à créer en permanence.
S’aménager, auprès du sujet, une place de partenaire, calculée à partir du repérage du travail singulier déjà-là, tend à habiliter chacun à donner une réponse qui pourra prendre la valeur d’un acte. Une joie dans le travail jaillit de cette habilitation à répondre qui a des retentissements à la fois dans le transfert et dans la politique institutionnelle. L’orientation au cas par cas rend possible la souplesse nécessaire pour que chaque sujet puisse se faire sa propre version de l’institution, à partir de ce qu’il y met au travail et cela sans que le collectif et la tentation des réponses standardisées ne viennent écraser le caractère singulier de son entreprise. Dès lors, en faisant bon accueil à la singularité, l’institution s’ajuste mieux aux problématiques individuelles du public qu’elle accueille. Assujettie au travail de chaque sujet, elle gagne en souplesse. En participant à cela, l’éducateur peut mesurer les effets, sur l’institution, de sa place de partenaire du sujet.
Texte paru dans le n°58 de la revue Tresses datée de janvier 2022
Julien Borde – Analyse des pratiques – Bordeaux
1 Jacques Lacan – Présentation de la suite, in Écrits page 42
2 Jacques Lacan, « Ouverture de la section clinique », Ornicar ?, n° 9, avril 1977, p. 12.
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