Des éducateurs spécialisés parlent de l’analyse des pratiques
Dans cet interview, quatre éducateur.trice.s spécialisé.e.s expliquent ce qu’est l’Analyse des Pratiques, ADP, avec un.e psychanalyste, et ce que cela leur apporte au quotidien dans leur travail.
“Vous êtes éducateur spécialisé, vous travaillez dans différents établissements et vous avez eu des séances d’Analyse des pratiques dont vous pouvez nous parler.”
Arthur: Pour moi, l’analyse des pratiques, c’est un temps où les professionnels d’une équipe ou d’une d’un groupe de personnes en tout cas, peuvent échanger sur leurs pratiques professionnelles et sur la façon dont ils les ressentent. C’est un temps qui peut permettre de croiser les visions et les méthodes de travail et de pouvoir aussi lâcher un petit peu des choses qui sont peut-être plus dur à lâcher au quotidien, sur des difficultés qu’on peut avoir personnelles, relationnelles avec les personnes qu’on accompagne.
Pierre-Yves : Et ça permet un point de vue extérieur, je trouve, à la pratique éducative.
Arthur : On peut être dix autour de la table, comme tu disais. Si on a tous les mêmes approches, on sera plus ou moins tous dans le même sens. Et en fait, c’est là où l’apport en psychanalyse, ça peut être intéressant. Ça va être une manière de démêler le sac de nœuds qu’on est en train d’échanger. On est en train d’échanger d’une autre façon, d’avoir une autre vision, une vision nouvelle.
Pierre-Yves : Et le côté psychanalytique permet d’avoir un regard qui est différent en regard de l’éducateur.
Julie : Et puis de ramener aussi le sujet. Je trouve que l’intérêt de la psychanalyse, c’est de toujours revenir au centre du sujet. C’est vrai que je trouve que c’est important et c’est ce qui nous permet de dépasser l’acte qu’a posé l’enfant.
Arthur : C’est aussi un lieu où on peut quand même échanger sur soi, et pas qu’en tant que professionnel. Et ça, je pense que c’est quelque chose qui est assez important. C’est qu’on nous demande, tout le long de notre temps de travail, d’être professionnel. Seulement on travaille avec des humains et nous même on est humain. Je pense que c’est un moment ou peut être l’intervenant puisse dire, « mais vous, comment, vous le ressentez aussi, vous personnellement », et à un moment libérer aussi, la parole sur le sac de nœuds, il peut être en dehors du professionnel, sur le personnel.
Pierre-Yves : Ça, ça rejoint ce que tu disais, Julie, sur rappeler le sujet, et nous aussi on est des sujets. Et effectivement, le sujet c’est beaucoup plus complexe que de dire non, mais là, vous êtes professionnel. Dans cette situation-là, ce n’est pas vous qui êtes attaqué ou ce n’est pas vous qui êtes mis en cause ou pris à partie, c’est la fonction.
Julie : C’est la fonction
Pierre-Yves : La fonction, elle, est habitée. On n’est pas juste une enveloppe, et puis on laisse de côté les choses. C’est ça, effectivement autant, quand on parle de la personne qu’on accompagne. C’’est un sujet, mais autant le professionnel qui accompagne qui est aussi un sujet. Et c’est ça, effectivement, la plus-value de la personne qui amène son regard psychanalytique là-dessus. On n’est évidemment pas sur une analyse personnelle, même si on va venir parler de soi de ce que ça peut amener comme…
Julie : Mais c’est toujours en lien à une situation professionnelle.
Arthur : Voilà c’est en ça que c’est différent, effectivement, d’analyse…
Arthur : Pour moi, ça ne fonctionne que si c’est quelque chose, si c’est un fil rouge. C’est-à-dire, qu’une analyse de la pratique, ça ne sert à rien, parce qu’il faut pour qu’il y ait des échanges dans un groupe, je pense qu’il faut qu’il se crée vraiment un groupe où les gens se sentent à l’aise dedans, une identité de groupe qui est à l’aise.
Julie : Oui, tout à fait, et avec la certitude, excuse moi, que tout ce qui est dit, notamment quand on parle de nos résonances émotionnelles, on a la certitude que ça reste dans ce lieu-là. On va d’abord parler d’une situation dont on souhaite parler. Quand on déplie, c’est là qu’on se rend compte, peut être, que dans cette situation-là, il y a eu telle ou telle résonance. Et des fois, on ne se rend pas compte tant qu’on n’est pas dans le cadre de l’ADP. Et, c’est justement dans cette instance-là que ça fait la lumière sur un petit peu ce que nous on éprouve et ce qu’on peut peut-être pas avoir accès avant, tant qu’on n’est pas dans ce cadre-là de réflexion.
Dorothée : C’est vrai que l’analyse de pratique, ça aide aussi à ça. C’est-à-dire, que c’est de pouvoir parler de ces ressentis, de dire là comment je vais faire. Il faut pouvoir trouver des solutions. Alors des solutions, je ne sais pas si c’est des solutions. Mais en tout cas, les mots justes, je dirais. C’est-à-dire qu’en ADP, j’arrive, je me prépare un petit peu avant, où je me dis : « là, je vais essayer un petit peu de m’ouvrir un peu plus à mes collègues et à la psychanalyse ». Mais en tout cas, le fait de pouvoir, comme disait Julie, décortiquer les choses, mettre à plat les ressentis, les difficultés et tout ce qui va avec, quand je ressors de ce temps là, j’ai l’impression parfois d’un poids en moins, bizarrement, parce que parfois, il y a des situations qui peuvent nous peser sur le quotidien. Et c’est vrai que ce temps-là, moi, je l’attends quand même avec toujours impatience. Je me dis : « durant le mois passé, j’ai eu ça ou ça comme résonance émotionnelle avec tel ou tel jeune ou je n’étais pas d’accord avec mon collègue ». Et je me pose des questions en disant : « est-ce que c’est moi qui ai déconné, est-ce que j’étais à la bonne place ou pas? ». Et j’arrive à faire un peu le feedback de tout ça et me dire : « bon, là, en ADP j’ai envie d’en discuter ».
Arthur : Ton retour aussi sur des choses passées. Il y a des choses qui peuvent avoir été vécues à un certain moment, qui ont besoin d’être digérées, réfléchies personnellement, pour après, pouvoir le ressortir au moment de l’ADP. Mais ça peut être des jours, des semaines, voire des mois plus tard. Et ça, c’est un des rares temps qu’on a, où on peut prendre le temps de réfléchir à des choses qui se sont passées il y a longtemps. Moi, je sais que c’est un moment qui est assez sensible, parce que c’est un lieu où on cherche des solutions à plusieurs, sur des solutions qu’il n’y a pas. On est vraiment sur : trouver, réfléchir, échanger sur des problèmes ou des actes qui se sont passés. Ou des réflexions qu’on a, sur des moments, comme on travaille sur l’humain, il n’y a pas de solution exacte.
Julie : Effectivement, c’est vrai qu’on est dans une société, quand même, je trouve, où on a tendance à penser il se passe ci, il y a telle solution, il y a telle réponses. Et, on se rend compte, je trouve, que dans nos métiers auprès de personnes vulnérables, et avec ce public assez particulier, comme des enfants, on se rend compte qu’il n’y a pas de réponse toute faite.
Dorothée : On a un jeune en face de nous, qui se sont construit avec les difficultés familiales ou autres, psychologiques ou autre. Et, c’est vrai que la solution elle ne peut pas se trouver en une seule fois. Il faut savoir ajuster au quotidien. Et justement, je trouve que ces moments d’analyse de pratiques ça nous permet ça. C’est-à-dire, que parfois, en ADP, on va se dire : « allez, on fait des hypothèses ! ». Et puis, un mois ou deux mois après, on revient sur la situation et on se dit : « alors, qu’est-ce que ça a donné ? ». « Est-ce qu’il y a des résultats », ben non en fait, on réajuste. Et, je crois que notre travail, c’est vraiment ça. C’est de pouvoir réajuster au quotidien nos pratiques. Ce n’est pas aux jeunes de s’ajuster à nous. C’’est vraiment à nous d’aller vers le jeune et de réajuster nos pratiques. Et, je trouve que l’analyse des pratiques nous permet ça aussi.
Arthur : C’est ça qui est intéressant, c’est vraiment d’aller piocher toute l’expérience et toute la réflexion de chaque personne qui est autour de cette table. Là, à ce moment-là, personne n’a la bonne réponse, personne n’a la solution. Mais nous tous, en termes de réflexion, on peut en approcher.
Dorothée : C’est-à-dire qu’on a toujours tendance à vouloir que le jeune rentre dans un moule. C’est un travail, un logement, une vie de famille pérenne. Sauf que c’est des jeunes qui ne sont pas là par hasard. Ils ont eu un passé très compliqué. Et je trouve qu’on leur en demande déjà énormément. Sur la question de la solution, pour moi, ce n’est pas forcément à nous de la trouver. La solution, c’est à nous, en tant que professionnel, d’amener le jeune à trouver la solution.
Pierre-Yves : Là où je travaille, on a beaucoup de jeunes qui ont une prise en charge de soins et effectivement les apports… Tu parlais d’apport théorique, et on peut voir ça comme ça, mais en tout cas de peut-être de nouer les choses de façon plus claire et plus proches du soin dans notre prise en charge. Ça permet de dialoguer plus facilement aussi avec les personnels de soins, les psychologues ou les pédopsychiatres notamment. Ce temps d’ADP permet justement d’avoir, d’acquérir ce vocabulaire, puisqu’il nous est amené par le psychanalyste. Et je trouve que sur l’extérieur ça nous amène à être écoutés plus facilement.
Arthur : Je vais prendre l’exemple moi, j’accompagne des personnes en demande d’asile et ces personnes-là ont des fois des difficultés financières. Elles touchent une aide de demandeurs d’asile qui est ridicule. C’est de 210 € par mois. Et on est les seules personnes physiques auxquelles elles peuvent adresser toute la colère. Ça peut être d’ordre financier, mais ça peut être la souffrance du fait d’être loin de sa famille, d’être loin de ses amis. Et des fois, ça revient sur nous. Et il y a des moments où c’est difficile de rebondir en se disant : « Bon, cette personne-là, elle a déversé sa colère sur-moi, parce que je suis la seule personne qui est présente, sur qui elle peut avoir une action », en tout cas de…
Julie : A qui, en tout cas, a qui elle peut adresser sa plainte.
Arthur : Selon la personne, ça peut arriver de se dire oui, mais moi, j’ai été touché personnellement. Et les temps d’ADP, la présence d’un intervenant psychanalyste, ça peut nous permettre de penser à ces choses-là auxquelles on n’a pas pensé. Et de créer la limite entre dire « c’est le professionnel, ce n’est pas moi ». Il faut que je puisse l’accepter et rentrer dans un échange qui peut permettre à la personne de, peut-être, soulager quand même sa colère, soulager les besoins qu’elle a, tout en moi, ne me sentant pas blessé personnellement et en gardant ma posture professionnelle à ce niveau-là.
Dorothée : Nous, si on est toujours en questionnement et toujours en réflexion sur la situation du jeune, ça ne peut que l’aider. Je trouve que l’analyse des pratiques ça nous fait prendre énormément de recul. Forcément, quelqu’un d’extérieur à l’Internat et qui nous dit : « Attendez, on va poser un peu les choses, on sort un peu la tête du guidon ». Parce qu’on est souvent pris par tout le quotidien. De voir les choses différemment ça impulse de nouveau quelque chose, je trouve dans la situation.
Julie : Moi, je travaille dans un établissement qui accueille des enfants en très grande difficulté. Ce que je trouve intéressant dans le cadre de l’ADP avec une personne qui est psychanalyste, c’est d’arriver à décrypter si, à un moment, quand le jeune, adresse quelque chose, une plainte ou peu importe, est-ce que c’est adressé à la personne, ou c’est adressé au professionnel ? Et il y a des fois clairement, c’est adressé à la personne.
Arthur : Oui, ça arrive souvent là où je travaille avec les jeunes demandeurs d’asile les personnes qui ont 18 ans. J’ai quelques collègues féminins qu’ils appellent « maman » pour rigoler. Mais ça veut quand même dire quelque chose. Et j’ai rencontré pas mal d’usagers qui font un transfert sur un travailleur social. Et d’un coup, cette personne-là, elle est l’image de la mère, elle est l’image du père, l’image de l’oncle, l’image du frère. Et ça, c’est aussi quelque chose qu’il faut pouvoir supporter, parce qu’il y a une attache qui se crée, qu’on le veuille ou non. Et c’est un temps où on peut en parler.
Pierre-Yves : C’est ça, c’est comment, comment on va continuer à accompagner ces personnes-là, avec le transfert, le contre-transfert, avec les résonances que ça amène chez-nous ? Moi, je travaille sur un internat et on partage des temps de vie quotidienne. Moi, j’ai par exemple des petites, cinq, six, sept ans. Je lis des histoires, je fais un bisou au moment du coucher. je les lève le matin. C’est des temps qui sont normalement dévolus aux parents ou à la famille. En analyse de la pratique, c’est déjà arrivé qu’on puisse parler d’une scène qui arrive assez souvent. C’est un enfant de cet âge là, ça m’est encore arrivé récemment au moment du coucher. Un enfant qui dit Pierre-Yves je t’aime. Qu’est-ce qu’on fait de ça ? Pour en avoir déjà échangé en ADP, il y a des collègues qui seront en difficulté avec ça. Et ça, effectivement, c’est quelque chose. On pouvait le dire, mais à un moment, tu parlais de ressenti Arthur. Il faut pouvoir le dire.
Une collègue qui avait pu, par exemple, aborder le fait que c’était compliqué, parce que ça amenait des résonances personnelles, pour elle, liées au fait que les enfants qu’on accompagne ont à-peu-près le même âge que les siens. La psychanalyse, effectivement, elles nous amènent ça, ce regard, et elle nous aide à démêler. Parce que le transfert, il vient se mêler au sac de nœud. Il fait partie des nœuds. On a tous des limites différentes, des fragilités, et puis aussi des compétences et des forces qui sont différentes. Et la richesse d’une équipe, c’est justement la différence des personnes qui la composent. Aussi, l’harmonisation elle va se faire plutôt dans le sens d’accompagnement je dirais, et qu’après certains fassent des bisous ou d’autres pas l’importance ça va être de pouvoir en parler. Et l’ADP est ce lieu là, justement pour pouvoir parler de ces différentes et du sens qu’on met derrière.
Arthur : J’aime bien quand tu dis qu’on n’a pas, qu’on n’est pas obligé d’avoir les mêmes pratiques, mais qu’on doit avoir le même sens, la même direction.
Dorothée : C’est vraiment dans l’analyse de pratiques qu’on évoque souvent nos émotions, nos ressentis et nos limites. Sur des situations, on se dit : “on va pas demander à tel collègue”, parce qu’on sait bien que c’est ça limite et que le but n’est pas de le mettre en difficulté. Je vais prendre le relais. Mais moi, par contre, là-dessus, sur cette situation-là où cette notion-là, moi, je ne me sens pas très à l’aise. Je sais que mon collègue, lui, il l’est plus. Çà ne lui pose pas de problème. Je vais passer le relais et l’analyse de pratiques permet ça aussi. Chose qu’on on n’évoque pas ça en réunion institutionnelle.
Julie : Là où on doit se battre, c’est bien justement pour maintenir tous ces temps d’élaboration et de réflexion.
Pierre-Yves : Auprès de nos partenaires, auprès de notre direction effectivement, pour leur dire : “mais vous voyez, cette hypothèse là, ça vient de la réflexion de l’ADP, si on en est là avec ce jeu là, c’est grâce aussi à l’ADP” et c’est important de pouvoir leur rappeler régulièrement pour pas qu’ils oublient qu’on en a vraiment besoin.
Julie : Il y a des situations, des choses qui se passent et si on ne met pas au travail, on peut être en souffrance professionnelle. Effectivement la souffrance, ça peut ramener quelque chose qui peut être de l’ordre de l’insupportable. Je crois que c’est important de prendre le temps. Tout se construit pas vite. Je trouve qu’on est dans une tendance à voir aller vite, à synthétiser, faire les choses rapidement et toujours prendre l’humain sur un angle donné et effectivement, l’humain il est très complexe. Et c’est vrai que l’analyse des pratiques, ça permet de comprendre un peu la complexité de l’être humain et comment faire avec.
Une vidéo d’Élisabeth MARION