Conflits en gérontologie: La fonction des espaces de délibération
En gérontologie, les conflits et l’absentéisme se sont intensifiés depuis la crise sanitaire. En effet, cette crise n’a fait que degrader les relations interpersonnelles. Les surcharges de travail ont laissé les soignants confrontés au manque de temps . Quelle serait la fonction des espaces de délibération ou espaces de discussion dans le développement des conflits chez les soignants en EHPAD et dans un service de gériatrie? Existe-t-il un lien entre les conflits et l’absence de ces espaces ? Face à une carence d’un espace de discussion sur le travail, ces conflits ne seraient t’ils pas des symptômes révélateurs d’un dysfonctionnement ? C’est à ces questions qu’entend s’attacher cet article. J’emploierai à la fois le terme espace de discussion et espace de délibération pour évoquer cet espace.
Les espaces de délibération sur le travail sont décrits ici au sens de l’ approche de la clinique du travail[1] . En effet, Damien Collard définit ce terme ainsi: « espace dans lequel sont impliqués au moins deux soignants donnant lieu à une discussion en lien avec l’activité et permettant de réguler les tensions et les contradictions qui naissent de cette activité ». Pour la psychodynamique du travail, c’est donc le lieu où les salariés peuvent formuler et défendre des arguments sur leurs manières de travailler. En me basant sur cette définition, la supervision ou la régulation d’équipe a sa place dans ces espaces. L’analyse des pratiques pourrait aussi avoir une place dans ces espaces .
Pour rédiger cet article, je m’appuie sur mes recherches en clinique du travail et sur mes interventions en EHPAD.
Conflits de valeurs, une nécessité de dialogue sur le soin relationnel en gérontologie
De conflits de critères aux conflits de valeurs (éthiques) en EHPAD
Quand l’objet travaillé est matériel, le geste se voit, le collègue peut toucher ce que l’autre fait. Il y a un côté visible du geste professionnel qui est instantané rendant la controverse presque spontanée. Or les EHPAD relèvent d’un secteur où « l’objet travaillé » l’accompagnement des personnes âgées dépendantes échappe à cette visibilité. La relation à l’autre, étant parfois source possible de préoccupation, les conflits de critères[2] deviennent des conflits de valeurs. En effet, y aurait – il un critère unique dans la manière de faire une toilette ou de donner un repas à un résident en EHPAD ? Comment bien réaliser la toilette d’un résident agressif et recalcitrant en raison de troubles cognitifs? Travailler avec des personnes dépendantes nécessite plusieurs critères, plusieurs manières de réaliser son activité, qui supposent d’être discutées, réélaborées en collectif.
Nous pourrions aussi nous poser la question suivante lors d’ une prise en charge « qu’est ce qui est juste ou pas » ? L’importance de ces questions d’éthique (valeurs) dans le travail des infirmières et des aides-soignantes est démontrée par Pascale Molinier (2006) qui met effectivement en évidence cette compléxité : « Que faut-t’il faire quand on retrouve deux vieilles dames tous les matins dans le même lit ? Faut-il tolérer qu’un patient boive en cachette ? Ce patient mourant préfère fumer plutôt que de s’alimenter. Va-t-on lui accorder ce dernier plaisir ? Ou bien va-t-on céder à sa famille qui, refusant l’imminence du décès, exige des aides-soignantes qu’elles confisquent les cigarettes et le contraignent à manger ? » (p307).
C’est en effet grâce à la délibération que les aides-soignants et les infirmiers en Ehpad peuvent éviter la transgression. En dialoguant dans ces espaces, ils partagent leurs maniéres de faire .
Une définition du soin relationnel et la place du collectif en gérontologie
Le soin relationnel fait référence à la notion de care. Ce mot emprunté à la langue anglaise possède deux termes pour définir le soin. Le cure correspond aux soins techniques destinés à guérir d’une pathologie. Quant au care ou sollicitude en français, il signifie le souci des autres. Il renvoie « aux gestes techniques mais également aux qualités relationnelles du soignant, à l’investissement du patient et à la prise en compte de ses attentes à l’instar des soins maternels ou palliatifs ». (Fourques, 2017).
Parce que le soin relationnel est très difficile à prescrire, les conflictualités et le dialogue deviennent indispensables car ces questions étant complexes ne peuvent se régler en dehors de l’organisation systématique de controverses de métier. C’est la condition pour que le travail devienne un pouvoir d’agir, constate Myléne Zittoun (2018). Chez les soignants en gériatrie, les conflits de critères et les controverses remettent le collectif au centre. Celui-ci devient alors un instrument de travail qui contient les gestes de chacun, explique Yves Clot (2010). Développer le collectif dans les espaces de discussion permet alors d’améliorer la coopération dans ce milieu .
Des stratégies défensives à défaut d’un travail collectif en gérontologie
Pour Molinier, l’attention aux autres génère de la souffrance et plusieurs affects (de la gêne, du dégout, de la peur, du chagrin ..). Entretenir une relation de care au long terme implique, non pas le déni des sentiments douloureux, contradictoires et ambigus que génère le travail de care mais leur élaboration. A défaut de cette élaboration qui nécessite un travail collectif solide, les soignants peuvent se protéger de la souffrance en instaurant des défenses visant à rester à distance. Celà est possible « par évitement, altérisation ou réification de l’expérience vécue par les personnes dont ils s’occupent » (Molinier, 2010, p 167). Néanmoins, ce ne sont ni le dégoût, ni l’effroi de la mort, qui sont pathogènes. C’est plutôt l’impossibilité de leur donner une issue innovatrice dans le soin.
Préserver sa santé signifie donc inventer collectivement des stratégies de défense pour conjurer la souffrance. Cependant, ce travail de care nécessite un “désarmement” des défenses. Ainsi cela requièrt des espaces remettant la subjectivité et le travail des soignants au centre.
Une nécessité d’élaboration collective de règles de métier pour une santé au travail en gérontologie
Après les stratégies de défense, non seulement l’élaboration et le travail collectif permettent de préserver la santé mais permettent aussi de dépasser les conflits. Il s’agit de l’autre destin possible de la souffrance nous dit Molinier (2010). Dans cette perspective, faire correctement ce qu’on a à faire et s’y tenir dans le métier de soignant en gériatrie permettra de trouver des ressources. Il sera possible aussi d’ introduire entre soi et l’autre (le résident, le collègue, le supérieur hiérarchique) des règles de métier vivantes, discutées et renouvelées au sein des équipes en fonction de la problématique du patient (Litim et Kostulski, 2006).
Par conséquent, la santé n’existe pas sans controverses, sans élaboration collective de règles de métier évoluant en fonction des changements organisationnels, les espaces de discussion deviennent donc indispensables en toute circonstance pour maintenir ces règles vivantes sans cesse changeantes. C’est ce qui est si souvent mis à mal par certaines organisations du travail » comme le souligne Molinier (2010).
Quand le soin aux personnes âgées est au centre de l’activité, de nombreux gestes essentiels peuvent paraitre anodins, voire stériles. Néanmoins certains gestes dans ces métiers relèvent d’un savoir-faire discret, efficace parce qu’ils sont invisibles. Ainsi le care inestimable au sens propre du terme, sa valeur est difficile à mesurer comme le serait une marchandise, nous rappelle Jean Oury (2008). Pour le psychiatre, le care implique toujours un effort, des savoirs -faire, de la coopération et de la délibération.
Des conditions dialogiques pour un travail de care
Dans cette perspective, une éthique de care désigne avant tout une manière de penser collectivement, un travail bien fait en tenant compte du souci de l’autre (Molinier, 2010). Parce qu’elle est contextuelle et narrative, cette éthique requiert des conditions dialogiques « un espace public interne ». Cet espace permet de s’élaborer et se stabiliser mais compte tenu des différentes contraintes de l’organisation du travail, ces conditions sont mises à mal (Molinier).
Une société du care serait donc “une société décente où l’on prendrait soin de ceux et celles qui prennent soin des autres ». Ce qui suppose de les considérer « comme des personnes ayant leur mot à dire et le disant et non comme des instruments au service des autres, des sortes de prothèses animées qui exécuteraient tous nos ordres sans broncher, voire les anticiperaient avec zèle et enthousiasme » (Molinier 2013 p 43). Cette verbalisation est possible que s’il existe des espaces de délibération pour entendre la voix des soignants réalisant quatidiennement ce travail.
Un pouvoir régulateur et pacificateur des espaces de discussion
Dans cet optique, cet espace est une condition pour que le travail réel des professionnels de care soit reconnu comme un travail essentiel et conjurer ainsi la souffrance au travail (Collard, 2021). Par conséquent, reconnaître le pouvoir régulateur et pacificateur de ces espaces, susciter la coopération dans le travail sont les autres piliers d’une politique de care envers les soignants en gériatrie .
Autrement dit, la délibération collective autour des règles de métier est donc vitale en Ehpad et dans le secteur de la gérontologie où les conflits de valeur sont importants. Le conflit dans l’activité, porteur de positivité, nécessite d’être pensé, d’être discuté dans cet espace dialogique.
Développer les affects pour développer les conflits du travail en EHPAD et en service de gériatrie
Mon expérience d’intervenante dans les espaces de discussion en gérontologie
Mon expérience d’intervenante en EHPAD dans l’animation des espaces de discussion avec le référentiel de la clinique de l’activité m’a permis de vérifier l’hypothèse suivante :
Focaliser le débat sur le métier évite l’envahissement des conflits interpersonnels. En effet, lorsque j’ai centré le dialogue et le débat sur l’expérience, les aides-soignantes ont mis de côté les conflits de personnes pour se concentrer sur le métier. Elles ont ainsi élaboré leurs expériences grace aux anecdotes racontées sur les résidents. Celà a permis aux expériences des unes de faire ressource pour les autres. Cela a mis de côté les conflits de personnes. Toutefois des résistances, des non-dits et des ressentiments ont été présents au début de mon intervention mais au final en se concentrant sur les histoires des résidents, elles ont eu des choses à se dire sur le travail. Les tensions provenant du travail étaient effectivement devenues personnelles sans espace de discussion pour élaborer.
Transfert d’affects passifs en affects actifs
Grâce au dialogue sur les expériences subjectives et collectives que j’ai installé, les affects d’impuissance se sont transférés dans l’activité et sont devenu des affects actifs. En suivant Vygotski, le vécu (la plainte) est un moyen de vivre de nouvelles expériences. Dans mon expérience professionnelle, les aides-soignantes ont développé leur pensée, imaginé des alternatives, trouvé des ressources face aux empêchements . A la fin des séances, elles ont élaboré des solutions pour améliorer la cohésion d’équipe et la qualité des soins.
Les conflits interpersonnels sont donc symptomatiques d’un dialogue refoulé sur le métier. Ces espaces de dialogue ont pour fonction de les développer. En effet, en clinique de l’activité, les conflits non discutés deviennent des conflits de personnes car ce sont des affects .
Lorsque les soignants se réunissent dans ces espaces de dialogue, ils élaborent leurs expériences vécues. De plus, ils partagent leurs manières de faire et réélaborent des règles de métier. Ces espaces leur permettent d’élaborer les expériences éprouvantes autour du soin. Ils partagent des astuces et prennent du recul par rapport aux situations vécues dans la prise en charge des résidents.
Il est donc nécessaire de développer ces conflits sur l’activité. En effet, la controverse, “la seule bonne pratique” est un levier dans la restauration de la cohésion d’équipe (Roger,2006). L’espace de discussion par la régulation d’équipe et l’analyse des pratiques professionnelles peuvent donc améliorer la cohésion d’équipe grâce à la controverse professionnelle.
Une coopération nécessaire entre les différents acteurs : Direction, managers, salariés
J’ai observé en EHPAD que ces espaces avaient un impact sur l’amélioration de la coopération et la préservation de la santé des aides-soignantes. Grâce à la narration, les aides-soignantes ont élaboré des règles et se sentaient moins isolées face aux impasses . En effet c’est dans ce lieu que se déploie une activité de production d’accords et de règles (Collard, 2021). En outre, ces espaces de discussion sont un moyen de prévention de la violence et des conflits par la coopération. Rappelons aussi que ces espaces ont une fonction de convivialité, un levier majeur dans la cohésion d’équipe. Autrement dit, travailler n’est pas seulement produire mais c’est aussi vivre ensemble, comme le souligne Christophe Dejours.
En revanche, en l’absence de ces espaces, j’ai constaté l’émergeance d’autres indicateurs comme l’absentéisme, le turn over, le sous-effectif, les arrêts maladie, l’épuisement professionnel. Ces indicateurs symptomatiques s’ajoutant aux conflits de personnes indiqueraient la nécessité d’un collectif. Surtout, lorsqu’il s’agit d’un métier très éprouvant, celui du soignant en gérontologie où tant d’affects contradictoires sont engagés quotidiennement. Mais comment construire des collectifs lorsque le temps est compté en gérontologie, le temps d’une écoute, d’un geste ? Un travail d’élaboration, de dialogue, de coopération avec les concepteurs (la direction, les managers) me parait aussi indispensable pour développer le pouvoir d’agir des soignants.
Rosina PONTOIS, Intervenante en analyse des pratiques et Formatrice
[1] La clinique du travail courant de la psychologie du travail regroupe la psychopathologie du travail, la psychodynamique du travail, la clinique de l’activité, la psychosociologie clinique du travail.
[2] Le conflit de critères est un conflit entre les manières de faire et non un conflit de personnes. Sachant qu’il y’a plusieurs manières de faire une activité, ces critères peuvent être confrontés lors des discussions sur le travail.
Bibliographie
- Clot, Y (2010). Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris : La découverte
- Collard, D. (2021). Gériatrie : Carrefour des souffrances, une approche par la psychodynamique du travail, l’harmathan
- Fourques, C. (2018). Rester vivant à l’aube de la mort. Clinique du quotidien en ehpad. Cliniques, 15, 118-133.
- Litim, M. & Kostulski, K. (2006). Le diagnostic d’une activité complexe en gériatrie. Nouvelle revue de psychosociologie, 1, 45-54.
- Molinier, P. (2006). Le care à l’épreuve du travail. Vulnérabilités croisées et savoir-faire discrets / Le souci des autres, l’école des hautes études en sciences sociales
- Molinier, P. (2010). L’hôpital peut-il s’organiser comme un aéroport : Logique de gestion ou logique de care. Dans : Yves Clot éd., Agir en clinique du travail (pp. 157-167). Toulouse : Érès.
- Oury, J. (2008) « Travailler est-il thérapeutique ? », Travailler, 19
- Roger, J. (2007). Refaire son métier. Essais de clinique de l’activité. Érès.
- Zittoun, M. Larchevêque D. 2018/1. Une expérimentation sociale en clinique de l’activité, dans Rhizome, pages 82 à 92.
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