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Auxiliaires de vie : des groupes de parole pour développer leurs capacités de « victimation ».

Auxiliaires de vie victimation

Les auxiliaires de vie bénéficient rarement de l’analyse des pratiques professionnelles ou tout simplement de groupes de parole. Or, cette profession, trop souvent dévalorisée, mérite – peut-être plus que toute autre – qu’on prenne soin d’elle, tellement elle doit faire face à une misère psychosociale grandissante de ses publics.

Il faut bien le reconnaître : les personnes âgées prennent de plein fouet les violences d’une société en perte de liens et d’humanité.

Pour avoir animé une vingtaine de groupes de parole d’auxiliaires de vie (et d’aides à domicile) au cours de ces deux dernières années, je peux témoigner de l’extrême difficulté à exercer ce métier sereinement, tant la détresse et le sentiment d’impuissance habite de plus en plus souvent les personnes accompagnées : des situations parfois insoutenables qui plongent ces dernières dans leurs parts de violences, plus ou moins subtiles, tournées contre soi ou contre l’autre – l’autre étant bien souvent la seule personne de la journée qui passe au domicile : l’auxiliaire de vie elle-même.

L’objectif des groupes de parole est donc évident : comment mieux vivre au contact de ces situations ? Comment ne pas être soi-même atteint au moral face à ces violences, ou lorsqu’on est directement témoin d’extrêmes dénuements, isolements, de maladies invalidantes, ou dégénératives, pas suffisamment prises en charge médicalement et humainement, sources de beaucoup de souffrances, physiques comme psychologiques ?

Comment réagir face à ces drames humains, quand même les familles, les enfants, les proches jettent l’éponge et vont parfois jusqu’à se détourner de leurs parents à la dérive ?

La « victimation »

 Au cours de mes groupes de parole, il m’est apparu que l’essentiel du travail était d’aider les participantes à développer leurs capacités à la « victimation », aussi bien d’elles-mêmes que des personnes qu’elles aident.

La victimation n’est pas la victimisation. C’est même l’inverse. La victimisation est le fait de nous croire victimes de ce dont nous ne sommes pas victimes. Elle rejoint souvent la culpabilisation : si je suis malheureux, c’est forcément à cause de mon conjoint, et/ou de mon père, et/ou de ma mère, et/ou de moi-même.

La victimation, c’est au contraire apprendre à reconnaître les violences dont nous sommes RÉELLEMENT victimes, et que nous peinons à reconnaître, soit parce qu’elles sont subtiles, soit parce qu’elles sont communément admises, c’est-à-dire non suffisamment reconnues comme de réelles violences, tout particulièrement dans certains milieux populaires d’où sont souvent issues les auxiliaires de vie.

Un premier travail, pour les auxiliaires de vie, est donc d’apprendre ensemble à mieux reconnaître les violences dont elles sont elles-mêmes victimes lors de leurs interventions. Pour cela, j’invite d’abord chacune à exprimer un sentiment de crainte, de stress, de démotivation, d’épuisement, de rejet, voire de haine, qu’elles peuvent ressentir auprès de tel ou tel bénéficiaire.

Puis, le groupe trouve ensemble des mots pour mieux qualifier ce qu’elles subissent.

Une absence de « bonjour » ? Violence d’indifférence, d’abandon, voire de déshumanisation.

Des reproches incessants et exagérés pour si peu – un poil de poussière laissée sur le buffet, un steak haché un peu trop cuit ? Violences de culpabilisation.

Des avances sexuelles répétées pendant la toilette, même dites sur le ton de l’humour, et/ou par un vieil homme de 95 ans ? Violence de maltraitance, et plus précisément de harcèlement.

Une remarque déplacée sur l’origine ethnique de la professionnelle, ce qui la rendrait forcément « incompétente » ? Violence d’humiliation et de mépris.

Une fois fait ce travail d’identification et de formulation, il s’agit ensuite de réfléchir ensemble à comment mieux savoir combattre ces violences… sans être soi-même violent.

C’est là que le partage d’expériences s’avère être d’une grande richesse. Beaucoup racontent, par exemple, que de s’autoriser à exprimer leur colère leur est d’une grande utilité, bien plus que de ne rien dire « en attendant que que ça passe ».

Car la colère, surtout si elle est saine, c’est-à-dire dénuée de violence, a paradoxalement tendance à stopper les violences de l’autre. Autrement dit, pouvoir exprimer sa colère à l’autre aide ce dernier à sortir de sa part de folie dans laquelle il était plongé, à le ramener à la lucidité et à la raison ; à son humanité.

S’ensuit généralement un débat sur les meilleures façons de faire, d’être – avec une prime à l’authenticité -, sur les meilleurs mots à utiliser.

Repartager de l’amour

Les participantes disent souvent qu’à la sortie du groupe de parole, elles se sentent « plus légères ». Mais la libération de la parole ne s’arrête pas à leur propre victimation. Car si les violences des personnes aidées ne doivent pas être acceptées, elles peuvent aussi être mieux prévenues et mieux anticipées.

C’est tout l’intérêt d’un travail de victimation des bénéficiaires eux-mêmes. L’abandon des personnes âgées, laissées seules chez elles, est objectivement d’une grande violence. De même que leur isolement, des leurs et de la vie sociale, l’indifférence à leur sort, malheureusement de plus en plus communément admis dans notre société individualiste. Quand ce n’est pas leur culpabilisation, en réponse à leurs sentiments de tristesse, de colère, leur dépression ou leur envie d’en finir…

Dotées de leur bon sens, de la décence commune des « gens ordinaires », les auxiliaires de vie s’emparent littéralement de cet espace de parole pour dire enfin tout haut ce qu’elle pensent tout bas : que ces violences subies par les personnes qu’elles accompagnent – et dont elles partagent le destin par la force des choses – leur sont intolérables.

En se partageant leurs histoires, elles prennent conscience que ces situations se généralisent, et c’est ainsi qu’elles se renforcent mutuellement dans leurs capacités d’empathie et de compassion envers leurs bénéficiaires en souffrances. Un cercle vertueux se met en place. A mesure que les mots sont mis sur les maux, leur cœur se remplit à nouveau de fraternité et d’amour pour leurs « protégés ». Et de plaisir à travailler pour eux.

C’est alors qu’elles retrouvent une capacité à ressentir AVEC leurs « accompagnés » leur condition commune de « victimes de la société malade », qui explique leurs difficultés partagées à vivre sereinement.

Finalement, les groupes de parole aident les auxiliaires de vie à trouver des armes et du courage pour mieux se battre AUX COTES de leurs bénéficiaires pour pouvoir défendre, à leur niveau, et autant que faire se peut, leur humanité commune, notre dignité à tous et à chacun.

YVES LUSSONJe leur cite souvent la phrase du philosophe indien Jiddu Krishnamurti : « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale d’être bien adapté à une société malade ». Mais c’est par elles-mêmes qu’elles prennent conscience qu’elles sont en réalité de vraies héroïnes des temps modernes : en première ligne sur le front de la reconquête du lien, de la solidarité, de l’humanité, et de la joie que cela procure de « s’engager ensemble pour plus grand que soi ».

Créer partout de tels espaces de partages est selon moi une nécessité pour pouvoir réarmer de courage la profession des auxiliaires de vie et aides à domicile, qui aujourd’hui en a un besoin absolu.

Yves Lusson, intervenant en Thérapie sociale TST

Crédit photo: Sabine van Erp from Pixabay

Auxiliaires de vie, victimation