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L’indésirable et le désir dans le soin et le travail social.

Jean-Yves BROUDIC bonnes pratiques HAS

Un interview de Jean-Yves BROUDIC, autour de l’analyse des pratiques

Paru aux éditions Erès en 2018, le livre de JYB (Les bonnes pratiques à l’épreuve des faits. Du désir dans le soin et le travail social.) fait partie d’une collection autour de la psychanalyse et du travail social. L’auteur, sociologue et psychanalyste, y questionne, cas cliniques à l’appui, les ‘bonnes pratiques’ promues par l’ANESM. L’Agence est aujourd’hui intégrée à la Haute Autorité de Santé. Ses ‘recommandations de bonnes pratiques professionnelles’ soutiennent des préceptes et des réponses aux situations du travail social qui induisent, selon lui, une standardisation des approches, du travail éducatif et de la clinique. Dans l’interview qui suit, nous déplions avec l’auteur son expérience et son analyse d’accompagnant des professionnels du soin et du travail social en institution.

Sociologue, psychanalyste, quel est votre parcours jusqu’au travail social en institution ?

“Ne sachant pas vers quoi m’orienter après mon bac, j’ai travaillé dans divers secteurs et notamment comme ouvrier électricien dans le bâtiment pendant deux ans. La rencontre avec la sociologie m’a permis de rompre avec une vie d’incertitudes, et après une formation en sociologie jusqu’au DEA, j’ai travaillé dans un bureau d’étude sociales et urbaines pendant plus de vingt ans, en collaboration avec des urbanistes, des architectes, des économistes, et en lien avec les habitants des territoires d’intervention, en milieu urbain ou sur des secteurs ruraux.

Une seconde rencontre décisive va orienter ma vie, quand j’ai entrepris une analyse. Je l’ai commencée sans avoir rien lu de Freud depuis le lycée et sans aucune perspective de devenir analyste. Mais les effets de cette entreprise seront importants sur ma vie dans tous les domaines et me conduiront à lire de plus en plus de textes de psychanalyse, à m’inscrire dans une école pour étudier à plusieurs des livres de Freud, Lacan et quelques autres, et à recevoir un enseignement clinique. Progressivement, au fil de longues années d’analyse, le désir de passer du divan d’analysant au fauteuil d’analyste a germé dans mon esprit (ce que les analystes lacaniens nomme ‘passe’), et je me suis installé en libéral tout en occupant à mi – temps un poste de formateur au CREAI de Bretagne.”

Comment s’est formé votre projet de livre sur les bonnes pratiques ?

“Je suis arrivé au CREAI peu après la promulgation de la loi de 2001 sur le social et le médico-social et j’ai vu arriver les divers textes d’application de la loi, dont les références et recommandations de bonnes pratiques. L’une de mes missions y était d’accompagner des équipes de travailleurs sociaux pour réaliser leur évaluation interne, pour écrire leur projet d’établissement, pour réfléchir à la notion de projet ou à la prévention de la maltraitance. Malgré quelques ratés, ces démarches pouvaient être intéressantes, puisqu’elles permettaient aux professionnels d’échanger sur leurs pratiques et leur organisation. Mais parallèlement, j’ai commencé des analyses de pratiques et des supervisions dans des structures sociales et médico-sociales, ainsi qu’en psychiatrie, en tant que psychanalyste.

Ces deux approches sont liées mais différentes : la vie psychique ne se laisse pas attraper par un vocabulaire administratif, pour en parler il faut être à l’écoute de la logique inconsciente qui anime la vie des personnes accompagnées comme des professionnels, et on voit dans ces supervisions les effets intéressants de l’attention à cette logique. Or en voyant la publication progressive des cinq milles pages de recommandations de ‘bonnes pratiques’, ce qui m’a frappé c’est justement l’évacuation de la vie psychique. C’est de ce hiatus dont j’ai voulu rendre compte.”

Votre livre confronte les recommandations de la HAS aux réalités du travail social et donc à celle des professionnels. Dans votre critique de ces textes, vous écrivez qu’ils promeuvent l’idée d’un sujet sans affects, asexué et sans inconscient, que ce soit du côté des usagers ou de celui des professionnels. Quels en sont les effets ?

“Avant de parler des effets de ces orientations, je précise quelques points de ma démonstration. Bien sûr, la mise en œuvre du droit des usagers est venue battre en brèche des logiques institutionnelles coercitives et on peut lire dans ces recommandations la nécessité de l’écoute des usagers, de l’attention à leurs émotions, etc. Mais ces textes sont à plusieurs étages : derrière l’étendard du droit des usagers, se formulent d’autres propositions qui promeuvent une vision d’un individu client consommateur.

C’est le cas avec la méthodologie de projet. Le vocabulaire du management est proposé comme grille de lecture des problématiques des usagers, et les professionnels s’arrachent d’ailleurs les cheveux pour y coller, alors qu’ils constatent qu’il est impossible de faire entrer leur quotidien dans de telles cases. On assiste à une injonction au ‘projet’ qui est un élément de la standardisation des approches.

Pour comprendre quelque chose à la relation professionnels – usagers, relation éducative ou de soin, les concepts de transfert et de contre – transfert sont décisifs et nombreux sont les professionnels qui s’y réfèrent, mais les recommandations n’en parlent pas.

Un des acquis fondamentaux de nombreuses équipes sociales et de soin est la distinction proposée par la psychanalyse et une grande part de la psychiatrie entre psychose, névrose et perversion. Mais la HAS n’en parle pas, les longues bibliographies des recommandations ne mentionnent aucun livre de Freud, Lacan ou Dolto.

Par contre les références au TCC (thérapies comportementales et cognitivistes) sont fréquentes, les recommandations en font la promotion à maintes reprises, en proposant régulièrement le binôme ‘problème – solution’ pour appréhender le quotidien.

Alors que dans toute trajectoire de vie, s’entrelacent des facteurs sociaux et des éléments qui échappent au sujet, qui se rapportent au sexuel et à la mort, c’est-à-dire au trauma et à l’angoisse, globalement la vie psychique, avec sa dimension inconsciente et sa complexité, est ignorée dans ces textes ; elle y est déclarée indésirable.

Les effets de l’imposition de ces références aux professionnels de terrain me paraissent délétères : division des équipes, prescription de formations en TCC, imposition de logiques administratives par des directions, rotation du personnel à différents postes, négation de la spécificité du lien éducatif et clinique, qui nécessite constance et durée. Ces textes permettent au personnel administratif de direction de s’immiscer dans la relation éducative et clinique et portent atteinte à la légitimité des interventions des professionnels de terrain.

Je pense que ces textes sont globalement maltraitants pour les professionnels (beaucoup quittent leur travail) et ils entraînent également, très souvent, une plus grande souffrance des usagers accueillis.”

De votre position de superviseur en institution, quelle direction donnez-vous au travail de groupe pour qu’advienne une clinique, des paroles singulières, pour faire reconnaître les conflits et clivages, en quelque sorte pour redonner de l’épaisseur au travail social ?

“Le seul outil de travail des professionnels du soin et du travail social est la parole, et on peut l’expérimenter dans ces réunions, comme dans une cure analytique. Dans ces deux situations, c’est un cadre particulier qui donne son poids aux propos exprimés, cadre qui peut être modulé ou modifié à la marge, au cas par cas et ponctuellement. En m’inspirant des livres de Joseph Rouzel sur l’analyse de pratiques, je propose un tour de table en début et en fin de réunion, qui encadre une présentation d’une situation ou d’une question ainsi qu’une discussion libre. Quand la parole circule correctement entre tous les participants, il est possible de mettre en rapport tel propos de l’un avec tel constat de l’autre, de souligner une manière de dire particulière, de travailler sur les représentations inconscientes des professionnels, qui guident à leur insu leur intervention.

Le problème, c’est que le cadre des analyses de pratiques est lui-même malmené par la logique administrative. Quand j’ai commencé ces interventions il y a plus de quinze ans, la plupart du temps, on programmait une réunion mensuelle pour toutes les personnes présentes ou sur la base du volontariat. Au fil des années, dans de nombreux lieux, on a du mal à mettre en place six réunions par an, et de nombreux professionnels sont absents, car sollicités pour le fonctionnement de l’établissement ou service, notamment pour des tâches administratives (les saisies informatiques ou des réunions).”

Paru en 2018, quelle a été la réception de votre livre ?

Ce n’est pas un best-seller, évidemment. Je n’ai eu aucun écho de l’ex-ANESM ou HAS ou du ministère, alors que je crois avoir fait un travail de sociologue qui aurait dû les intéresser : une description de ce qui se passe dans ce secteur sur le terrain, et une lecture théorique des enjeux repérés. J’ai eu de bons retours de la part de petites associations gestionnaires, qui m’ont invité à plusieurs reprises lors de leur journées internes de réflexion et de formation. Sur quelques départements également, il existe des collectifs de cliniciens, de psychologues, qui organisent des débats sur l’évolution de leur travail et sur leur place dans divers milieux professionnels, le social ou la psychiatrie, et j’ai pu aller débattre avec certains d’entre eux.

Et je peux indiquer une proposition que je formule toujours lors de ces rencontres : les professionnels sont invités à traquer ‘l’indésirable’ dans leur fonctionnement quotidien. Mais ne serait-il pas plus judicieux au contraire de se focaliser sur le désirable, sur ce qui fait que l’on a du désir d’aller travailler et dans la perspective que du désir (de vivre, de faire, d’aimer, de transmettre…) existe et se développe aussi chez les usagers. Alors pourquoi pas des registres de choses désirables dans les services et établissements plutôt que des registres et des statistiques sur des ‘évènements indésirables’ ?”

MARC-LASSEAUX

Au printemps 2020, les institutions ont traversé la crise sanitaire. On a entendu des soignants et des médecins appeler à une réforme substantielle de l’hôpital public. Qu’en est -il dans les institutions médico-sociales et sociales ?

Je suis mal placé pour répondre à cette question, car j’interviens actuellement essentiellement pour des supervisions en psychiatrie. Mais le premier point essentiel me paraît être la prise en compte des personnes les plus démunies sur le plan psychique (dont les personnes en proie à la psychose ou dans des problématiques d’autisme) et le soutien aux professionnels qui sont auprès d’eux au quotidien.

Le second point est pour moi la création, dans les institutions, de lieux où la parole des travailleurs sociaux et des cliniciens soit prépondérante par rapport à celle du personnel administratif.

Propos recueillis par Marc Lasseaux, Psychanalyste et Intervenant en Analyse des Pratiques



NB.- JYB est l’auteur de trois autres ouvrages :

Bonnes Pratiques, Livre